Du plaisir de penser par soi-même à la rencontre de soi et de l’autre, à l’ère de l’Intelligence artificielle

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Stéphane Deschênes

April 23, 20250 views

Du plaisir de penser par soi-même à l'ère de l'IA

Introduction : l'anecdote fondatrice sur la jouissance intellectuelle

Quand j'étais adolescent, mon professeur de chimie a posé cette question à la classe : « Qui a déjà expérimenté la jouissance intellectuelle ? » Sans hésiter, j'ai levé la main. Cette sensation m'était déjà familière — moi qui, de nature introvertie, avais très tôt pris goût à la lecture et aux rêveries.

Ces rêveries, bien qu'imprécises et parfois décousues, me permettaient d'explorer des pistes de réflexion, de construire des enchaînements d'idées menant à ces fameuses épiphanies, ces moments EURÊKA ! Le travail intellectuel plus rigoureux, celui qui exige la discipline, la lenteur, la rigueur, je le découvrirai bien plus tard, à l'université, lors de mes études de 2e et 3e cycles, puis plus récemment dans le cadre d'une formation comme praticien philosophe.

La jouissance intellectuelle, pour moi, s'est toujours traduite par le fait de penser par moi-même. Vous comprendrez pourquoi je ne peux rester indifférent aux discours alarmistes sur les dangers de l'IA pour la pensée autonome, ce constat de plus en plus répandu qu'on a perdu la capacité de penser par soi-même, du moins que cette capacité se perd irrémédiablement, surtout chez les jeunes 1.

Je me pose donc la question - et je vous la pose : peut-on encore, à l'ère de l'intelligence artificielle, connaître cette jouissance ? Mieux encore, l'IA pourrait-elle augmenter ce plaisir ? Ou bien encore, un assistant IA pourrait-il permettre un travail sur soi, autant au niveau de nos idées reçues que de nos attitudes, à la manière socratique ?

Explorer sans s'éparpiller : la rigueur nécessaire à la pensée

Quiconque s'est déjà adonné sérieusement à l'exercice de penser par soi-même sait que ça exige de la lenteur, de la concentration, et un refus des distractions. Cela demande une forme de discipline intérieure, une capacité à se concentrer, à s'extraire du bruit ambiant. Tout commence par une question ou une simple curiosité. Mais encore faut-il apprendre à dresser notre esprit, à freiner sa tendance à l'éparpillement pour baliser notre champ d'attention. C'est alors qu'on peut avancer à tâtons, qu'on parvient à tracer des chemins sinueux, loin des sentiers battus de la pensée toute faite. Comme Montaigne le rappelle :

Un esprit qu'on ne dresse pas s'égare.

La cause principale de l'éparpillement ? La curiosité. Montaigne en était déjà conscient. Si lui, disposant d'une bibliothèque imposante pour l'époque, constatait cette tendance chez lui, que dire de notre situation, alors que nous sommes saturés d'informations, d'alertes, de messages instantanés ? La menace de l'éparpillement est constante. Bref, la curiosité — celle-là même qui pousse à apprendre, à découvrir — peut devenir un moteur de distraction permanente si on ne parvient pas à la canaliser.

Ici, déjà, il me semble que l'IA peut jouer un rôle. En balisant notre pensée, en nous ramenant à notre objet, elle peut fonctionner comme une sorte de coach à condition, bien sûr, de lui donner les bonnes instructions, de savoir ce que l'on cherche. En ce sens, une IA bien utilisée peut agir comme une sorte de compagnon de concentration, un guide de réflexion.

Trop d'informations, trop de lectures, pas assez de réflexion

Et si la formation de l'esprit passait par un usage modéré de la lecture ? Cette idée semble à prime abord contre-intuitive… et pourtant, on se désole de l'absence d'aptitude à penser par soi-même, alors qu'on n'a jamais eu accès à autant de contenu écrit, de savoirs, dans toute l'histoire de l'humanité ! Cette surabondance ne semble pas contribuer à former l'esprit. Bien au contraire ! Car trop lire, ou lire n'importe quoi sans ruminer ce qu'on lit, tend à égarer l'esprit, à le distraire, à le détourner de son objet d'étude.

Schopenhauer l'a bien résumé :

Mieux vaut une bibliothèque modeste mais bien rangée, qu'une immense collection désordonnée.

Il déplore qu'on lise pour éviter de penser ou pour répéter ce qu'un autre a pensé à notre place.

De la lenteur humaine à la vitesse de l'IA : vers une alliance féconde ?

Penser, c'est ruminer, nous enseigne Montaigne : assimiler une idée, l'éprouver lentement. Contrairement à l'IA, qui génère des liens à une vitesse vertigineuse en exploitant une base de données, l'humain explore, doute, revient sur ses pas. Dans les deux cas, il s'agit d'en arriver à créer des connexions profondes.

Mais la vitesse de la machine est inadaptée à l'activité même de la pensée humaine. Car cette vitesse, si séduisante soit-elle, risque de court-circuiter ce qui rend la pensée humaine féconde : le temps de maturation, le silence intérieur, les lenteurs nécessaires à l'émergence d'une intuition véritable. À force de réponses instantanées, l'esprit peut devenir impatient, pressé de conclure plutôt que de comprendre. Pire encore, il peut se laisser bercer par le bruit algorithmique — cette succession de formulations fluides, pertinentes en apparence, mais parfois creuses ou prématurées.

Penser, ce n'est pas simplement produire un enchaînement d'idées : c'est aussi laisser l'idée résonner, résister, prendre racine. L'IA peut nous aider à explorer, mais si l'on confond vitesse et profondeur, assistance et abandon, on risque de perdre ce qui fait la dignité propre de la pensée humaine. Tout est peut-être une question de discernement : savoir quand faire appel à l'IA, et quand reprendre le fil de notre réflexion de façon autonome.

  1. Voir cet article: https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/18/quand-la-revue-esprit-se-preoccupe-d-ia_6597457_3232.html

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