Du plaisir de penser par soi-même à la rencontre de soi et de l’autre, à l’ère de l’Intelligence artificielle (Partie 2)

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Stéphane Deschênes

April 24, 20250 views

L'IA comme partenaire de pensée

L'IA : génératrice de contenus... et de concepts ?

On le sait, les LLMs, une fois qu'on le leur demande via des instructions, produisent rapidement du contenu cohérent et pertinent, du moins en apparence. L'humain peut avoir un rôle plus ou moins significatif dans la création de contenu : soit qu'il s'efforce de fournir des idées, bribes de textes ou textes en entier et recourt à l'IA pour réviser, améliorer, ordonner les idées ou textes proposés, pour améliorer la formulation de ce qu'on peine à exprimer. L'IA joue aussi un rôle de relecteur, proposant des reformulations, voire des idées inédites. En bout de ligne, à l'instar des avocats, beaucoup de professionnels semblent devoir se résigner au rôle de réviseur de contenu généré par IA.

Mais il y a plus : l'IA peut proposer des concepts philosophiques inédits ! C'est ce qu'a démontré le philosophe italien Andrea Colamedici, spécialiste en prompt thinking, qui a donné vie à Jianwei Xun, philosophe chinois qui est en fait une IA 1 . Il a rédigé le contenu d'un ouvrage dont le concept central, l'hypnocratie, permet d'expliquer merveilleusement bien le monde auquel Trump et Musk nous ont habitués, ce nouveau régime où le pouvoir passe par l'endormissement des consciences. Cet exemple montre qu'une collaboration entre l'homme et une IA peut s'avérer féconde. Le concept de Hypnocratie est tout à fait pertinent, utile pour penser notre réalité. Le monde des idées a été enrichi par le produit conceptuel d'une IA travaillant de concert avec un humain.

L'IA devient alors non plus une simple génératrice de texte, mais une partenaire de pensée. Elle ordonne, relie, suggère. Elle nous confronte parfois à des chemins que nous n'aurions pas envisagés seuls. Mais là encore, la vigilance est de mise. L'IA ne doit pas nous dispenser de l'effort. Elle doit plutôt nous redonner le goût d'y plonger.

La collaboration homme-IA rebat les cartes de la pensée autonome

Cette fécondité soulève une question décisive : si je pense avec un assistant qui reformule mes idées, est-ce encore "ma" pensée ? Où commence la pensée proprement humaine, et où commence l'apport de la machine ? Si l'IA ordonne, reformule, propose des implications ou anticipe des objections à partir de ce que j'ai amorcé, le produit final est-il une pensée co-générée ? Et si oui, est-elle moins authentique ?

Cette collaboration rebat les cartes de ce que nous appelons pensée autonome. Jadis, penser par soi-même signifiait s'émanciper de l'autorité extérieure — des dogmes, des maîtres, des traditions. Aujourd'hui, il faut se demander : penser par soi-même, est-ce penser sans aucune aide ? Ou penser avec discernement, en intégrant consciemment des outils qui prolongent et éclairent notre pensée sans s'y substituer ?

À chacun d'apporter sa réponse… Paradoxalement, c'est peut-être dans le dialogue avec une IA que l'on découvre le plus nettement ce qui nous appartient en propre : nos biais, nos croyances, nos peurs, nos angles morts — mais aussi, plus positivement, notre capacité à choisir, interroger, affiner, douter, trancher. L'IA devient alors un révélateur d'autonomie, à condition d'avoir le courage de s'y confronter activement.

L'IA comme catalyseur du dialogue intérieur

Dans ma pratique de philosophe praticien, j'ai conçu un coach IA capable de mener une consultation philosophique. Partant d'une question existentielle, d'un problème, le coach IA accompagne l'usager dans son examen de ses idées, ses attitudes, ses préjugés. À la manière de Socrate, il confronte sans relâche, sans fatigue, sans complaisance.

On peut imaginer qu'une IA devienne un alter ego, une sorte de compagnon IA, qui renforce nos biais, nos préjugés. On peut aussi concevoir qu'une telle IA, qui connaît bien nos préjugés, nos biais, nos angles morts, se comporte comme un alter - un AUTRE - et qu'elle nous remette en question, qu'elle questionne nos idées, qu'elle favorise un travail sur soi. Il s'agit de lui donner les instructions nécessaires et de l'entraîner à jouer ce rôle de coach/formateur à la pensée critique.

Par-delà l'apparence de paradoxe, développer une pensée autonome avec l'IA peut s'avérer en fait une opportunité. Bien que l'autonomie implique d'agir par soi-même, sans dépendance extérieure, pourtant, si l'on considère que penser, c'est organiser un dialogue intérieur, alors un assistant IA bien conçu peut participer à ce dialogue — non pour imposer une pensée, mais pour stimuler, interroger, relancer 2.

Ferrailler avec l'IA : penser contre soi-même

Plutôt que concevoir l'IA comme un rival, je propose de la concevoir comme un assistant partenaire. On le sait, le discours entourant la popularité grandissante des Agents IA souligne leurs performances étonnantes à faire des tâches jusqu'ici considérées comme du ressort de l'homme. Or, pourquoi ne pas nous inspirer de ce qui a rendu ces outils si performants… je veux dire : l'entraînement ? Demandons à nos IA d'agir comme coach pour nous former à l'exercice de la pensée par soi-même. Comment ? En lui demandant de faire office d'esprit fort. Il s'agit de l'entraîner et de lui donner des directives en ce sens. L'IA peut devenir notre partenaire d'entraînement.

Montaigne, qui se plaignait de devoir se frotter à des esprits sots, rêvait de pouvoir « ferrailler » avec un esprit fort. Quelqu'un qui, sans complaisance, mettrait à l'épreuve ses idées, ses certitudes, ses raisonnements. Aujourd'hui, ce partenaire d'entraînement, nous pouvons le créer !

  1. https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/16/le-philosophe-jianwei-xun-n-existe-pas-mais-son-concept-d-hypnocratie-entre-dans-notre-realite_6596657_3232.html

  2. D'ailleurs, dans mes activités professionnelles où je travaille au développement d'outils intégrant l'intelligence artificielle avec un collègue développeur, nous invitons un assistant IA à partager nos séances de brainstorming : il nous apporte ses conseils et nous aide, entre autres, à nous rappeler des points discutés au cours de la réunion. C'est en quelque sorte un prolongement de notre mémoire, un allié précieux dans notre processus créatif et notre travail collaboratif. Cette expérience concrète illustre bien comment l'IA peut devenir un partenaire à part entière dans nos réflexions, enrichissant nos échanges sans pour autant se substituer à notre propre capacité de penser.

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